ŒDIPE (COMPLEXE D’)

ŒDIPE (COMPLEXE D’)
ŒDIPE (COMPLEXE D’)

Pour Freud, le complexe d’Œdipe, inséparable de la découverte de l’inconscient, désigne à la fois le «complexe nucléaire de la névrose» et le «point nodal» du désir infantile (en tant que «l’inconscient, c’est l’infantile en nous»): la sexualité infantile y culmine et la sexualité adulte s’y décide, dans ses divergences et dans ses impasses autant que dans sa norme. Nodal, le complexe d’Œdipe l’est aussi pour ce que Freud appelle le «malaise dans la civilisation» et pour l’ensemble des productions de la culture, rassemblant en lui «les commencements de la religion, de la moralité, de la société et de l’art» (Totem et tabou ).

Le terme de complexe est à prendre au sens propre: croisement de relations, nœud dans un réseau. Mailles resserrées d’un filet où le désir est pris. Si l’inconscient est ce texte ou réseau fonctionnant selon le double mécanisme du déplacement et de la condensation ou, selon Lacan, de la métonymie et de la métaphore (car «l’inconscient est structuré comme un langage»), le complexe d’Œdipe est le point nodal par excellence du texte inconscient et donc, comme dans les mises en scène du rêve, la représentation par excellence du désir inconscient. Reste à savoir quelle nécessité comporte cette représentation, quelle fatalité pousse le désir précisément au carrefour œdipien.

1. Œdipe, notre destin

«Mais où retrouver à présent la trace presque effacée de l’ancien crime?» (Sophocle, Œdipe-Roi ).

Œdipe: fils du roi de Thèbes, condamné par l’oracle à tuer son père et épouser sa mère, abandonné, exposé par son père à sa naissance, recueilli par le roi de Corinthe, puis, apprenant à Delphes l’oracle, fuyant ses parents supposés. Alors, au hasard des chemins, meurtrier de Laïos, son père, l’inconnu heurté au carrefour, l’étranger sans nom. Vainqueur, ayant résolu son énigme, du Sphinx qui ravageait Thèbes, époux, en récompense, de Jocaste, sa propre mère. Roi de Thèbes à ses côtés, à la place de Laïos. Contraint enfin, par la peste qui s’abat sur la ville, à cette enquête sur son propre destin au bout de laquelle la vérité éclate d’un éclat meurtrier, insupportable: l’oracle à son insu réalisé. Œdipe qui la regarde en face, comme le soleil, ne peut qu’en devenir aveugle, et, les yeux crevés, recommencer son errance.

La «peste» psychanalytique, comme disait Freud à Jung, ou plutôt notre propre «malaise», la peste de notre civilisation, nous oblige à la même enquête (Freud comparait le déroulement de la tragédie de Sophocle au processus d’une analyse), à la recherche d’une trace presque effacée, indéchiffrable, qui fait notre destin, d’un meurtre inconnu qui ravage encore notre présent; nous oblige à reconnaître en Œdipe, non le visage d’un semblable, mais l’identité d’un destin. Nous y oblige au nom de quoi, sinon de la loi même qui prend voix dans Œdipe, sinon de la force contraignante d’une même nécessité? Née de la peste, la psychanalyse n’a sans doute d’autre tâche que de ramener nos discours à cette prise de voix, soit à l’oracle qui se vocifère à l’orée de notre histoire, de dénuder, moins en usant de la représentation œdipienne qu’en l’usant enfin jusqu’à sa trame séculaire, la loi sans figure qui décide de nos sorts. Sa tâche, c’est-à-dire non seulement son devoir scientifique, mais la nécessité de son éthique.

«Il doit y avoir à l’intérieur de nous une voix prête à reconnaître en Œdipe la puissance contraignante du destin [...] Son destin ne nous saisit que parce qu’il aurait pu être aussi le nôtre, parce que l’oracle a lancé contre nous avant notre naissance la même malédiction que contre lui. À nous tous peut-être il a été départi de porter sur la mère le premier élan sexuel, contre le père la première haine et le premier désir de violence; nos rêves nous en donnent la preuve. Le roi Œdipe, qui a tué son père, Laïos, et épousé Jocaste, sa mère, n’est que l’accomplissement de désir de notre enfance» (S. Freud, L’Interprétation des rêves ).

Mais de cet accomplissement de désir (au sens où le rêve est une Wunscherfüllung ) nous sommes à présent séparés par la barrière de l’inceste, et nous ne pouvons en voir la représentation, la mise au présent, sans horreur: «Chaque auditeur fut un jour en germe, et dans le fantasme, un Œdipe, et s’épouvante devant l’accomplissement de son rêve passé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel» (lettre à Fliess, no 71). Notre semblable, ce n’est pas Œdipe, c’est Hamlet, le névrosé, et d’Œdipe à Hamlet se mesure «le progrès séculaire du refoulement». C’est pourquoi l’oracle inaccompli persiste à nous menacer de cette voix en écho qui s’appelle «surmoi» et dont le murmure nous intime nos devoirs, à nous inquiéter des figures en enfilade, grimaçantes, de la loi.

2. Formes du complexe

À rebours de la représentation théâtrale et de sa dissimulation, le « mythe freudien de l’œdipe», selon la formule de Lacan, dessine un autre espace qui serait à la limite (et justement comme la limite de la représentation) la représentation nue de cet accomplissement de désir de notre enfance, la représentation nue du désir inconscient: la rivalité sexuelle pour la femme et le désir de tuer le père, dans une nudité, dit Freud, qu’aucune élaboration poétique, de Sophocle à Shakespeare et à Dostoïevski, ne supporte. Reste à savoir si aucune représentation ne la supporte, si toute représentation n’en est pas déjà, comme telle, la dissimulation, car si ce que le mythe freudien doit démontrer, à l’ouverture du désir, c’est que le vrai père est le père mort, est-ce une vérité qui se puisse laisser voir, qui puisse se rendre présente?

Point nodal de la sexualité infantile, le complexe d’Œdipe croise le jeu de l’amour et de la haine sur le clivage des sexes, noue le désir du sujet aux signifiants du désir de l’Autre d’où, et d’où seulement, peut s’articuler pour lui la question de son être, quand face au père et à la mère (à ceux qui en portent les signifiants) se posent pour lui les questions de la vie, du sexe et de la mort: désir de savoir, dit Freud, qui, joignant sa force à la crue libidinale par laquelle alors la pulsion génitale prend le pas sur les autres pulsions partielles, porte le désir œdipien. L’enfant entre par là sous la domination du complexe: dans la forme simple qui constitue le modèle initial de l’œdipe freudien, le petit garçon «commence à désirer sa mère elle-même au nouveau sens [de désir sexuel génital] et à haïr de façon nouvelle son père, comme le rival qui barre le chemin de ce désir». Conflit des deux relations au nœud desquelles l’enfant s’inscrit: «De très bonne heure il déploie pour sa mère un investissement d’objet qui prend son départ du sein maternel et qui constitue le modèle d’un choix d’objet selon le type par étayage; du père, le garçon s’empare par identification. Les deux relations subsistent un moment côte à côte, jusqu’à ce que, par le renforcement des désirs sexuels envers la mère et la perception que le père est pour ces désirs un obstacle, se produise le complexe d’Œdipe. L’identification au père prend alors une teinte hostile, elle tourne au désir d’écarter le père et de le remplacer auprès de la mère. Dès lors la relation au père est ambivalente; c’est comme si l’ambivalence contenue depuis le début dans l’identification était devenue manifeste» (S. Freud, «Le Moi et le Ça»). Mais de ces désirs, ainsi tournés dans le conflit œdipien vers la possession sexuelle de la mère et vers la mort du père, l’accomplissement ne peut venir, et leur mouvement n’a d’autre issue que de se poursuivre dans une activité de fantasme: activité qui prend aussi bien la forme de ce travail intellectuel que constituent les «théories sexuelles infantiles» que celle des productions imaginaires qu’englobe chez Freud le terme de «roman familial». La forme de satisfaction proprement sexuelle qui demeure, dans ce suspens, compatible avec l’impossibilité que rencontre dans la réalité le désir, c’est la masturbation: satisfaction qui n’est pas en elle-même accomplissement de désir mais seulement «décharge génitale de l’excitation sexuelle appartenant au complexe», satisfaction riche encore des odeurs du corps de la mère et des faveurs du corps propre, mais comme tournée vers l’impossible et l’inaccompli même du désir.

La forme simple du complexe, cependant, est une simplification. Ce qui se noue du désir dans l’espace des relations triangulaires se complique par l’effet de ce que Freud désigne comme la bisexualité originelle de l’individu, soit le fait que chez un même sujet la forme simple de l’œdipe se croise avec la forme inverse: «Le garçon n’a pas seulement une position ambivalente envers le père et un choix d’objet amoureux pour la mère, mais il se conduit aussi en même temps comme une fille, il manifeste la position féminine amoureuse envers le père et la position correspondante jalouse-hostile contre la mère» (ibid. ). Dans sa forme complète, donc, le complexe d’Œdipe est double et constitue dès lors moins une forme qu’un espace de variations continues dont les deux formes extrêmes, le complexe positif et le complexe négatif, sont les limites: de l’une à l’autre s’institue une série comportant toutes les combinaisons possibles, par degrés continus, entre les formes inverses; parfois «l’une ou l’autre partie [de la forme complète] disparaît jusqu’à ne laisser que des traces presque imperceptibles, si bien qu’il se produit une série, à l’une des extrémités de laquelle se trouve le complexe d’Œdipe normal, positif, à l’autre extrémité le complexe d’Œdipe inverse, négatif, tandis que les intermédiaires montrent la forme complète avec répartition inégale des deux composantes» (ibid. ). La norme ainsi n’est qu’une forme limite qu’on approche lorsque son inverse tend à s’évanouir, forme qui par ailleurs ne peut se définir comme «normale» que par rapport à la fonction biologique et sociale de la procréation et par rapport aux exigences sociales de limitation de la pulsion sexuelle, car la sexualité normale, comme dit Freud, n’est rien d’autre que «la sexualité utile à la civilisation».

L’issue du complexe d’Œdipe dépend précisément, selon Freud, du rapport de forces de ses deux composantes, car c’est ce rapport qui détermine le choix de l’investissement qui peut se substituer à l’investissement œdipien de la mère. En effet, celui-ci doit être, à la fin de l’œdipe, abandonné, et c’est même la nécessité de cet abandon qui définit la fin de l’œdipe: «À la destruction du complexe d’Œdipe, l’investissement d’objet de la mère doit être abandonné. À sa place peut venir, ou bien une identification avec la mère, ou bien un renforcement de l’identification au père», et c’est à l’influence de la bisexualité que Freud rapporte la détermination de ce choix: «L’issue de la situation œdipienne en identification au père ou identification à la mère paraît chez les deux sexes dépendre des forces relatives des deux dispositions sexuelles [...]. C’est de cette manière que la bisexualité se mêle aux destins du complexe d’Œdipe» (ibid. ). On voit donc par là qu’il n’est pas possible de définir simplement en regard l’un de l’autre un complexe d’Œdipe masculin pour l’homme et un complexe d’Œdipe féminin pour la femme, et que c’est sans doute la raison pour laquelle Freud n’a jamais élaboré symétriquement à l’œdipe du garçon, qui donne au complexe sa forme initiale, un œdipe féminin: c’est qu’il n’y a, en réalité, qu’un complexe d’Œdipe, à l’entrée duquel le masculin et le féminin ne sont pas clivés (sinon déjà par le discours de l’Autre), et dont l’issue peut être pour les deux sexes masculine ou féminine, selon la dominance des investissements. La position masculine (normale) de l’homme et la position féminine (normale) de la femme ne sont que des limites qui supposent un rapport de forces inégal à la position inverse. L’affirmation de la bisexualité amène ainsi à accentuer l’unité de la problématique œdipienne, qui comporte pour les deux sexes, avec plusieurs issues possibles, et avec pour la femme cette condition supplémentaire d’avoir à changer aussi le sexe de l’objet, la même nécessité d’abandonner l’investissement d’objet de la mère, dès lors promu au rang d’enjeu de la sexualité, toujours relancé dans le jeu des sexes.

3. La Loi primordiale

Cette nécessité, qui apparaît comme le pivot même du complexe d’Œdipe, pose la question de la loi qui la prescrit: non plus seulement des forces dont le jeu fixe à l’œdipe ses destins, mais de ce qui impose à ce jeu sa règle; non plus seulement des formes du complexe, mais de ce qui impose à la pulsion sexuelle une forme déterminée par la culture, de ce qui lui prescrit un cours qui n’a rien à voir avec le cours prédéterminé d’un instinct, mais plutôt avec le détournement et les impasses de la civilisation. Il s’agit de savoir non seulement quelles forces, individuelles et sociales, poussent l’enfant dans le détroit œdipien, mais ce qui donne à la forme œdipienne comme telle force de loi ou pourquoi c’est dans le complexe d’Œdipe que pour l’homme la Loi prend voix. En effet, la nécessité du renoncement à la mère marque pour le sujet, non pas une loi biologique ou l’arrangement contingent d’une société donnée, mais l’effet d’un interdit, l’interdit de l’inceste , qui trace la limite où la culture s’institue en se séparant de la nature, et qui pose, comme dit Claude Lévi-Strauss, moins une règle déterminée que la nécessité même d’une règle, le «fait de la règle», entaille dans l’ordre naturel, que les formes culturelles viennent remplir. Et si l’interdit de l’inceste est le pivot du complexe d’Œdipe, c’est qu’il constitue précisément la limite où se marquent pour l’individu les effets subjectifs de son appartenance aux structures symboliques: à travers les règles du système d’alliance où il s’inscrit, à travers les contraintes d’une filiation et la marque que le nom lui imprime, c’est l’ordre du langage qui lui impose sa loi. C’est pourquoi Lacan définit le complexe d’Œdipe comme fonction de la détermination symbolique: «C’est bien en quoi le complexe d’Œdipe, en tant que nous le reconnaissons toujours pour couvrir de sa signification le champ entier de notre expérience, sera dit, dans notre propos, marquer les limites que notre discipline assigne à la subjectivité: à savoir, ce que le sujet peut connaître de sa participation inconsciente au mouvement des structures complexes de l’alliance, en vérifiant les effets symboliques en son existence particulière du mouvement tangentiel vers l’inceste qui se manifeste depuis l’avènement d’une communauté universelle. La Loi primordiale est donc celle qui en réglant l’alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi de l’accouplement [...] Cette loi se fait donc suffisamment connaître comme identique à un ordre de langage.»

Le fait de la règle, ou plus purement encore le fait du langage, dans ses effets subjectifs, c’est-à-dire par conséquent dans ses effets de corps, telle est la signification du complexe d’Œdipe: dans la marque que le nom et la parenté impriment aux pulsions du sexe, c’est la détermination du sujet par le symbolique qui se manifeste, et, si la structure œdipienne prend pour le sujet force de loi, c’est qu’à travers les torsions de l’histoire et la déformation des figures individuelles, c’est le jeu des signifiants qui lui impose sa foi. Freud parle de «schémas phylogénétiques innés qui, comme des «catégories» philosophiques, se chargent de subsumer les impressions vécues», schèmes qui seraient des «résidus de l’histoire culturelle de l’humanité», et dont l’existence autonome se démontre à ceci que, «là où les expériences ne s’adaptent pas au schéma héréditaire, elles en viennent à être remaniées dans le fantasme» («L’Homme aux loups»). Autonomie du signifiant, dit Lacan. Le fantasme n’est sans doute en effet rien d’autre que cet effet de décalage entre le vécu et le schéma, qui donne à chaque partie, à chaque histoire sa tournure particulière, comme si le jeu des signifiants devait à chaque fois s’animer, pour que l’histoire ait lieu, d’une réalité toujours en rapport de torsion et de déformation avec lui.

Si le discours freudien tente de frôler, dans ce que Freud lui-même appelle le «mythe scientifique du père de la horde primitive » dont Totem et tabou fait le récit, l’orée de notre histoire, par une sorte de retournement du discours, de rebroussement de l’histoire, c’est bien pour tenter de tracer la limite de l’ordre symbolique, de faire revenir dans la représentation son commencement, de trouer nos discours clos du vide où il s’assurerait, vide qui ne peut se penser, passer dans les interstices du récit, que comme meurtre (du père), fracture du tombeau autour duquel dansent nos fêtes et rougeoient nos guerres. Soit ce que Lacan appelle le «nom du père» pour désigner ce qui, de la fonction paternelle, assure dans le cours de notre histoire le support de la fonction symbolique, distingué de ses éléments réels et imaginaires. «Même en effet représentée par une seule personne, la fonction paternelle concentre en elle des relations imaginaires et réelles, toujours plus ou moins inadéquates à la relation symbolique qui la constitue essentiellement. C’est dans le nom du père qu’il nous faut reconnaître le support de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la Loi.» Les destins du complexe d’Œdipe tiennent essentiellement, pour chacun, à ce jeu de l’inadéquation des relations réelles et imaginaires par rapport à la fonction symbolique du nom du père, qui est proprement ce que, pour chacun, le complexe d’Œdipe doit à nouveau instituer.

Cette fonction est celle de la limite de la jouissance, en tant que le symbolique se soutient d’avoir pour limite la jouissance, ou d’être, comme tel, la limitation de la jouissance. La fonction du nom du père, comme support du symbolique (support de ce qui peut prendre figure de loi), c’est l’interdit de la jouissance, sous la forme éminente de l’interdit de la mère. «Ce à quoi il faut se tenir, c’est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu’elle ne puisse être dite qu’entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même» (J. Lacan). Mais comment justement nommer ce qui peut prendre figure de loi, ce qui borde notre discours et demeure hors de l’histoire, sinon déjà en le faisant rentrer dans le discours et tomber dans une histoire? Car précisément cela n’a pas de nom, et c’est bien ce que veut dire le «nom du père», reprenant le mythe freudien du père primitif: la jouissance (le père primitif, c’est celui qui jouit de toutes les femmes) n’a pas de nom, et elle est même ce qui fait trou dans l’ordre du discours et dans la bordure de notre histoire, trou que vient justement boucher un nom (on comprend alors que la psychose soit ce qui se tient devant ce trou béant, ayant forclos, ou fait sauter le bouchon du nom du père). Le symbolique ne s’assure donc, à la limite, que dans cet acte qui n’est pas un événement de l’histoire mais comme son ouverture impossible à voir, que Freud appelle le «meurtre du père», et qui, si le père était mort, nous débarrasserait peut-être aussi du cadavre dont la chair pourrissante envahit le réel et l’imaginaire: mais il n’est pas sûr que le tombeau soit vide. Autrement dit, le symbolique ne s’assure nulle part, sinon dans la tentative même de le briser, dans la tentative de l’effraction de ses limites, dans la tentative de la jouissance, c’est-à-dire de ce que la Loi réserve comme telle au Père (primitif), c’est-à-dire à Personne.

4. La castration

La question décisive du complexe d’Œdipe, c’est celle de sa fin: de ce qui y met fin et pose, à la limite, la nécessité de sa destruction (indique comme limite sa destruction), et pourtant laisse à la fin ce reste, notre destin, cette voix du dehors qui résonne encore en nous. Problème, celui de l’interminable, sur lequel vient buter la pensée de Freud: butée en effet, écueil où doit se briser, avec l’œdipe, la pensée elle-même.

D’où vient en effet que le complexe d’Œdipe doive disparaître, ou du moins que les désirs œdipiens doivent être suspendus, et du fait même de ce retard déplacés de leur lieu de naissance, déportés vers des lieux étrangers? D’où vient qu’avant l’été de la puberté déjà le froid doive les recouvrir? «Mais vient le temps, dit Freud, où le gel endommage cette floraison précoce; aucune de ces amours incestueuses ne peut échapper au sort du refoulement » («On bat un enfant»). Le temps ici, dans sa venue inéluctable, est pure nécessité du passage, pas, mais aussi, ou plutôt identiquement, fonction de la répétition, figure de ce qui, comme sort ou fatalité, sort de l’histoire, sort de ce fond inaccessible parce qu’aucun sol ne le constitue sinon justement la répétition elle-même, le temps ici est forme pure de la nécessité. «Le plus vraisemblable est qu’elles [ces relations amoureuses] passent parce que leur temps est révolu, parce que les enfants entrent dans une nouvelle phase de développement dans laquelle ils sont obligés de répéter, du fond de l’histoire de l’humanité, le refoulement du choix d’objet incestueux, comme ils avaient été plus tôt poussés à procéder à un tel choix» (ibid. ). Ainsi n’est-ce pas seulement la règle de la société, mais la loi du temps lui-même qui intervient, non pas seulement la force contraignante d’un schéma culturel, mais la nécessité même, la force contraignante de la répétition (la Wiederholungszwang ), c’est-à-dire la force de ce qui, au-delà du principe de réalité, en tant qu’il se fait valoir dans l’ordre social et culturel, s’impose comme sort ou fatalité. Au-delà de la figure du père et de sa fonction législatrice, la nuit du temps.

Dès lors, le complexe d’Œdipe, c’est l’aménagement du temps: du sort et de la répétition, du pas, de la fissure qui s’ouvre sous les pas. C’est l’aménagement du temps en l’espace d’une pause. L’espace de la culture. Car, à la brisure des relations œdipiennes, la période de latence permet, non plus qu’intervienne du dehors l’interdit de l’inceste, mais que s’installe au-dedans la barrière qui fait de la loi une institution: l’ensemble des forces de censure qui endiguent la pulsion sexuelle et la rendent compatible avec la civilisation. Dans cette fracture de la pause, et par ce jeu du retard, s’institue la possibilité des investissements culturels, le détournement de la pulsion par la société: la fin de l’œdipe ouvre l’intervalle, l’entre-sexe où se loge la culture. Sous le couvert de l’organisation génitale. Car la compatibilité culturelle de la sexualité correspond à son organisation sous le primat de la zone génitale et à la répression de ses formes dites perverses; ainsi, au cours du développement de la pulsion sexuelle, «une partie de l’excitation sexuelle fournie par le corps propre est inhibée en tant qu’inutilisable pour la fonction de reproduction, et, en mettant les choses au mieux, elle est assignée à la sublimation. Les forces utilisables pour le travail culturel sont ainsi acquises pour une grande part par la répression des éléments dits pervers de l’excitation sexuelle» (S. Freud, «La Morale sexuelle civilisée...»).

Le dommage subi par les investissements œdipiens, l’écueil sur lequel le complexe d’Œdipe se brise, c’est la castration. Car «ce qui n’est pas un mythe, et que Freud a formulé pourtant aussi tôt que l’œdipe, c’est le complexe de castration» (J. Lacan). Ce dommage, c’est le sacrifice qu’implique la satisfaction du désir œdipien, dès lors que la possibilité de la castration vient la sanctionner. La castration de la mère, où s’ordonne ce sacrifice. En effet, «cette épreuve du désir de l’Autre, la clinique nous montre qu’elle n’est pas décisive en tant que le sujet y apprend si lui-même a ou non un phallus réel, mais en tant qu’il apprend que la mère ne l’a pas» (id. ). C’est donc sur la menace de castration que se brise le complexe d’Œdipe. «L’acceptation de la possibilité de la castration, la perspective que la femme soit castrée, mettait maintenant fin aux deux possibilités de satisfaction tirées du complexe d’Œdipe. Toutes deux entraînaient en effet la perte du pénis, l’une, la masculine, comme punition, l’autre, la féminine, comme condition préalable. Si la satisfaction amoureuse sur le terrain du complexe d’Œdipe doit coûter le pénis, l’enfant en vient nécessairement au conflit opposant l’intérêt narcissique porté à cette partie du corps et l’investissement libidinal des objets parentaux. Dans ce conflit, c’est normalement la première puissance qui l’emporte: le moi de l’enfant se détourne du complexe d’Œdipe» (S. Freud, «Le Déclin du complexe d’Œdipe»). Le problème, pour la fille, est modifié par l’effet de la différence anatomique des sexes: «Tandis que le complexe d’Œdipe du garçon sombre dans le complexe de castration, c’est par le complexe de castration que celui de la fille est rendu possible et introduit» (id. , «Quelques conséquences psychologiques...»). En effet, «la fille accepte la castration comme un fait accompli, tandis que le garçon craint la possibilité de son exécution», et elle vient, dans le complexe d’Œdipe, chercher une compensation à son renoncement au pénis: elle «glisse – on pourrait dire: le long d’une équivalence symbolique – du pénis à l’enfant, son complexe d’Œdipe culmine dans le désir longtemps soutenu de recevoir du père un enfant en cadeau, d’enfanter pour lui. On a l’impression que le complexe d’Œdipe est ensuite lentement abandonné parce que ce désir ne s’accomplit jamais. Les deux désirs, posséder un pénis et un enfant, subsistent, fortement investis, dans l’inconscient, et contribuent à préparer l’être féminin à son futur rôle sexuel» («Le Déclin du complexe d’Œdipe»).

Ce sacrifice nécessaire, indiqué par le complexe de castration, coïncide avec l’interdiction de la jouissance, c’est-à-dire avec le principe même de la Loi. «Mais ce n’est pas, dit Lacan, la Loi elle-même qui barre l’accès du sujet à la jouissance, seulement fait-elle d’une barrière presque naturelle un sujet barré. Car c’est le plaisir qui apporte à la jouissance ses limites, le plaisir comme liaison de la vie», ce que Freud définit comme régulation par le principe de plaisir. «C’est la seule indication de cette jouissance dans son infinitude qui comporte la marque de son interdiction, et, pour constituer cette marque, implique un sacrifice: celui qui tient en un seul et même acte avec le choix de son symbole, le phallus. Ce choix est permis de ce que le phallus, soit l’image du pénis, est négativé à sa place dans l’image spéculaire. C’est ce qui prédestine le phallus à donner corps à la jouissance, dans la dialectique du désir.»

5. Le dehors

Plus qu’un refoulement, la fin du complexe d’Œdipe doit en être la destruction: le processus, dit Freud dans «Le Déclin du complexe d’Œdipe», «équivaut, idéalement exécutée, à une destruction et à une annulation (Aufhebung ) du complexe». Doit. Ce doit (avec ce doigt, le symbole phallique, qui lui sert d’index) marque, non le devoir, qui s’hérite du complexe d’Œdipe avec dans son sillage le sentiment de culpabilité (comme effet de la persistance du désir œdipien dans l’inconscient), mais plus hautement la nécessité (celle justement d’en finir avec l’héritage et le devoir), la nécessité envers laquelle, elle qui est l’envers même de nos sorts, nous sommes toujours en reste. Le reste du père. Ce reste qui s’appelle notre destin, car «le destin aussi n’est finalement qu’une projection tardive du père» («Dostoïevski et le parricide»). Nous, les fils attardés à ce crépuscule, contemplons encore sur l’écran de l’histoire l’ombre du père: marquant de cette ombre la limite indiscernable, traçant au vide un bord, à la nuit un seuil. «La dernière figure de cette série qui commence aux parents est l’obscure puissance du destin que seul un très petit nombre d’entre nous peut saisir impersonnellement» («Le Problème économique du masochisme»). Interminable de la série parentale, à l’extrême de laquelle la figure et le nom doivent disparaître, ne laissant que la force pure de la nécessité, la force excessive, invincible, l’Übermacht qui nous broyant au moulin des mots nous ramène à la détresse, à l’absence d’appui, à l’Hilflosigkeit où dès la naissance se perd notre cri. Autre nom de la mort, de la puissance contre laquelle il n’est pas de remède, qui est l’irrémédiable même. (À quoi l’illusion religieuse prétend parer, c’est en cela justement qu’elle est illusion.) Nous, les sans-appui, n’avons d’autre recours et d’autre droit que l’Hilflosigkeit elle-même, et la dignité de notre solitude. Car il faut bien à la fin passer dehors, quitter la maison du père et l’abri de son nom, aller vers le dehors où tout demeure à jamais étranger, vivre dans l’étrangeté inquiétante de l’absence de foyer. «L’homme ne peut pas éternellement rester enfant, il doit à la fin passer dehors, dans la vie hostile » (S. Freud, L’Avenir d’une illusion ). Chacun dans la rue foulant la trace de son propre destin.

Mais nul ne peut voir son destin sans mourir.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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